QUAND LA MUSIQUE PREND RACINE

Françoise Lombard

 

Une semaine de repos au soleil. A l’ombre d’un palmier, je regarde le ciel : mouvement de ces grandes palmes caressées par le vent. Milieu aérien et milieu végétal se rencontrent, le second mû par le premier. Invisible, l’air crée par ses diverses pressions des mouvements magnifiques traduits par celui qui, dressé là, le reçoit, l’épouse, dansant de ses bras longs et gracieux un ballet céleste. Superpositions métriques (dues aux différentes longueurs des branches), multiplicité des mouvements (semi-rotations, balayages latéraux, frémissement des feuilles), irrégularité capricieuse du vent : toutes ces variations élaborées sont pourtant simples dans leur expression et ont un effet très reposant. Et si le mouvement du vent dans les arbres était un peu comme celui du son dans le corps ? Une sorte de caresse intérieure qui vous balaie de la tête aux pieds ? Comme par magie, dès qu’une pression acoustique touche l’oreille et le corps, notre système neuro-psycho-physiologique transforme cette vibration en son. Bien que le mouvement de toutes nos cellules (engendré par la pression des sons) crée une danse infiniment plus complexe que celle du vent dans les arbres, son effet est aussi harmonieux et bienfaisant. Car il s’agit bien d’une caresse, bioacoustique cette fois-ci, qui est là comme un cadeau à la portée de nos sens et de notre conscience. Dans son immobilité apparente, le corps qui sait écouter savoure la musique qui chante et danse à l’intérieur de lui.

DE LA SENSATION A LA SIGNIFICATION

Il fut un temps où, dans la chaleur protectrice du sein maternel, nous nous laissions bercer par les bruits et par les sons, dans un état de totale réceptivité. Après la naissance, les gazouillis puis les balbutiements sont encore perçus et manifestés dans le corps tout entier. Puis arrive le langage verbal, avec sa structure, sa sémantique, et la perception des messages se déplace vers la tête, ou plutôt d’un hémisphère cérébral à l’autre. Le passage du son vers le mot, c’est celui de la sensation vibratoire corporelle vers l’analyse. Ce chemin, indispensable à la compréhension et à la communication, devient malheureusement une voie à sens unique dès lors qu’on oublie que les mots sont aussi de la musique : une musique qui vibre dans le corps et dont on ne sait plus ni où ni comment elle nous touche. Pourtant, sans vibration bioacoustique, il n’existe aucun mot. Le sens a donc besoin d’être véhiculé par le son. La communication ne serait-elle d’ailleurs pas plus vivante et vraie si on goûtait corporellement au relief tactile et musical des sons qui sous-tendent les mots ? « La voix est chair, c’est un morceau du corps qui se détache de lui pour remplir l’espace. Mais elle ne peut remplir l’espace que si elle a d’abord empli le corps. LA VOIX C’EST LE CORPS QUI VOLE. » (Alain Simon, acteurs spectateurs).

Cette conscience de l’impact du son refait cependant surface lorsque le plan émotionnel est touché : nous sommes sensibles à la façon dont on nous parle et nous captons moultes intentions au travers des diverses intonations et inflexions de la voix. Nous en reparlerons un peu plus loin. Nous vivons donc, chacun à notre façon, une relation bien particulière aux mots, selon notre sensibilité, notre histoire, nos mémoires.

NOTRE RELATION A LA MUSIQUE : UNE HISTOIRE D’AMOUR

Il en va de même avec le langage musical, ce langage qui nous implique tant, au niveau de l’affect comme à celui de l’esprit. Pour incarner la musique et l’exprimer de tout son être, il faut oser écouter cette relation d’amour qu’on a tissé avec elle. A quand remonte la vôtre ? Je me revois, couchée sous le piano à queue : je devais avoir trois ans, peut-être. Ma mère jouait du Schumann, du Bach, du Jaques-Dalcroze, et je prenais littéralement un bain de sons sous la table d’harmonie de notre beau piano à queue. Puis je me suis hissée sur le tabouret et à mon tour, j’ai chanté, improvisé, déchiffré et appris des morceaux. J’ai passé mes premières auditions de piano avec bonheur et insouciance avant de pénétrer dans le labyrinthe d’une relation plus complexe dans laquelle viennent s’insérer progressivement le regard des autres, la compétition, les attentes, la critique bref, tout l’arsenal des paramètres m’éloignant de la spontanéité et de la simplicité. Passage obligé, bien sûr, que cet éveil de la conscience et de l’analyse, mais la relation à la musique devient plus tortueuse, plus douloureuse. C’est un amour qui, dans certains cas, peut friser la haine ou qui peut exiger tant de contraintes qu’il pousse au rejet. Tumultueuses ou harmonieuses selon les étapes de la vie, je crois qu’il y a autant d’histoires relationnelles avec la musique qu’il y a de gens (incluant ceux qui se considèrent comme « non-musiciens »).

LA RÉALITE ÉMOTIONNELLE

Si je m’avance sur ce sujet, c’est parce que j’observe presque au quotidien chez mes stagiaires l’importance du plan affectif et émotionnel dans la relation à la musique. Il ne s’agit pas d’amplifier à l’exagération cette constatation ni de se lancer dans une formation thérapeutique pour oser en parler, mais il s’agit plutôt d’écouter, d’identifier et de reconnaître son existence et sa valeur. Un coeur, une âme qui s’expriment librement à travers la musique, ne fût-ce que dans une simple chanson, ça touche, ça fait du bien, tant à celui qui chante qu’à celui qui écoute. Mais il ne suffit pas de faire de la musique ni d’en parler pour réussir à exprimer la dimension émotionnelle, car celle-ci, sans qu’on le veuille, est souvent retenue par les tabous de l’éducation. Je me réjouis beaucoup de la brèche importante qui s’ouvre à ce sujet dans le monde scientifique : »Je ne pense pas que les émotions soient des entités aussi impalpables et éthérées que beaucoup le disent. En réalité, elles ont une existence bien concrète, et on peut les rapporter à des systèmes spécifiques dans le corps et le cerveau, ni plus ni moins que la vision ou le langage. […] Comprendre comment nous voyons ou parlons ne rabaisse en rien ce qui est vu ou dit, ce qui est peint sur un tableau ou déclamé sur une scène de théâtre. Comprendre les mécanismes sous-tendant l’expression et la perception des émotions est parfaitement compatible avec la valeur romantique que ces dernières peuvent avoir sur les êtres humains. » (Antonio R. Damasio, neuropsychologue, L’erreur de Descartes).

La peur et la non-rencontre de l’émotion créent une coupure au niveau de l’écoute et de la présence dans le corps. Or l’intelligence musicale – comme l’intelligence pédagogique – englobe ce qu’on appelle aujourd’hui « L’intelligence émotionnelle« , titre du livre de Daniel Goleman, psychologue, publié chez Laffont. Il s’est écoulé du temps depuis le début de notre lien avec la musique. Où se loge-t-elle maintenant ? Dans la tête, dans les oreilles, à l’extérieur du corps, dans l’imaginaire, au bord des lèvres, au bout des doigts ? S’il écoute en lui le déroulement de cette relation, le pédagogue devient conscient de ce qui le « met en mouvement » (e-movere=émouvoir) et sa pédagogie pourra s’inscrire progressivement dans ce mouvement de pensée et dans les découvertes constructives de notre époque.

L’ÉCOUTE ET LA PÉDAGOGIE

L’écoute et le son sont des moyens merveilleux d’accéder au monde émotionnel. Qui a-t-il de plus proche, de plus intime que le son de sa propre voix ? Comme ces sons se promènent partout en nous, ils ont l’avantage d’apporter à celui qui les écoute une conscience précise et non-morcelée de tous les volumes intérieurs et de la vie qu’ils contiennent. La perception de soi qu’on développe par une écoute corporelle est aussi importante que le fait de connaître sa maison de l’intérieur. Pour le pourtour et la façade, le miroir suffit. Mais pour franchir son propre seuil, pour mettre les deux pieds (ou plutôt les deux oreilles) à l’intérieur de sa maison et l’explorer, guidé par le son de sa propre voix, il faut oser ne rien faire. Être là, présent, sans attente ni préjugé, suivre le mouvement du son dans le corps et se laisser surprendre par ce langage de sensations, d’impressions que l’écoute permet de décoder et de comprendre. Quand les sons sont produits avec douceur et rondeur, les oreilles et le système nerveux les accueillent avec bonheur et le corps tout entier devient un réceptacle qui s’épanouit dans ses fonctions et se libère de ses tensions, de ses conflits, de ses peurs, pour aspirer à de nouveaux apprentissages. On ne peut pas forcer l’ouverture d’une écoute. Heureusement. Chacun a son rythme de développement et son propre chemin à parcourir, dans le plus grand respect de sa nature. Il faut s’écouter, s’accompagner, se donner autant de patience, d’amour, d’intérêt et de confiance qu’on en donne à ses amis …

COMMENCER AVEC SOI

La relation qui se transforme vis-à-vis de soi-même change aussi vis-à-vis des autres. C’est pourquoi, même avec des groupes de pédagogues, nous commençons toujours par un travail d’écoute sur soi, avant d’aborder la question de l’enseignement. Car une présence plus centrée et plus ouverte à la fois peut déjà transformer la qualité d’un cours et faciliter l’apprentissage de nos élèves. A ce stade-ci de la réflexion, l’écoute prend une dimension si large qu’elle se rapproche, à mon sens, de la présence et de la conscience. L’appareil auditif, quant à lui, fonctionne d’autant mieux qu’il est encouragé par une écoute disponible et bien ouverte. Je veux dire par là que les plans affectif ou émotionnel constituent souvent un écran empêchant la bonne réception d’un message verbal ou musical et qu’à l’inverse, ces mêmes plans bien épanouis facilitent beaucoup la perception de la réalité sonore. En se donnant d’abord personnellement le temps d’écouter et de nommer les sensations engendrées par les sons dans le corps, l’enseignant invite ensuite naturellement ses élèves au même type d’expérience, permettant ainsi un enracinement corporel et donc une meilleure intégration des notions musicales. Ceci pour que dans l’apprentissage du code musical, le son précède le nom, et non le contraire. Pour que l’enfant ait le temps de vivre la beauté d’une mélodie, de la fredonner, de sentir dans son instrument corporel tout l’espace contenu dans un intervalle, avant de nommer chaque note. Pour qu’il goûte à la musique et au mouvement corporel de tout son être, avec bonheur.

Vous demandez-vous pourquoi j’aborde tant de sujets différents pour parler de l’oreille ? Parce que l’être humain fonctionne comme un tout et s’exprime dans une globalité: perçue par l’oreille et par le corps, l’expérience du son s’adresse à l’audition comme au toucher; elle lui fait découvrir son corps (son premier instrument de musique); elle touche ses émotions et ouvre son coeur. Tout ceci contribue à l’enrichissement de sa conscience et participe aussi à sa faculté d’analyse et d’expression. C’est dans cette compréhension du fonctionnement humain que je conçois la formation de ce qu’on appelle « l’oreille musicale ». Ce n’est pas si compliqué, dans le fond. Il s’agit d’oser se laisser toucher au plus profond de notre humanité, pour que rebondisse en nous la vie de la musique et qu’elle s’exprime dans la simplicité et la vérité d’un langage incarné. Un peu comme le vent dans les arbres …

Article publié dans le Journal de l’Institut Jaques-Dalcroze n°8, printemps 1997