De l’usage du temps
» […] tout progrès doit venir du plus profond de votre être, et ne peut souffrir ni
pression ni hâte. » Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète
La vie est imprévisible; elle échappe à nos projections et à nos calculs;
elle nous impose parfois clairement ses règles; elle fait appel aujourd’hui
peut-être plus que jamais à notre faculté d’adaptation et à notre capacité
de résilience.
En cette période de confinement, le temps épouse d’autres dimensions.
Pour la recherche scientifique et pour ceux qui oeuvrent dans les
services essentiels, le temps presse.
Dans l’enseignement à distance, voici quelques observations et
réflexions alentour du temps.
Plusieurs de nos étudiants disposent actuellement de plus de temps que
d’habitude. Certains saisissent l’occasion pour écouter et réécouter la
matière musicale travaillée en cours individuel – que nous prenons le
temps d’enregistrer à la fin de la leçon. Ils se donnent la chance
d’assimiler des notions musicales dans un temps qui est le leur et qui
répond à leur rythme d’apprentissage. Ce rythme est différent pour
chacun d’eux.
Dans le déroulement d’un cours – individuel ou en groupe – on a
rarement le temps d’asseoir les bases d’une réceptivité active, présente
et sereine. En improvisation, on aborde par exemple une nouvelle
séquence harmonique avec une certaine qualité d’écoute, et on
s’applique ensuite à la saisir, l’analyser, la mémoriser, la repérer sur le
clavier, la transposer, et l’adapter à un exercice de rythmique.
Cette même séquence harmonique enregistrée va donner à l’élève
l’occasion de l’écouter après le cours SANS RIEN FAIRE, autant de fois
qu’il en aura besoin, en recevant, en accueillant, en vivant cet
événement musical dans une disponibilité et une liberté intérieures.
Ce temps d’écoute fait faire d’incroyables progrès.
Une élève me disait récemment combien l’enregistrement des dictées
rythmiques exercées dans notre cours à distance lui était utile. En les
écoutant à nouveau, elle prend le temps d’assimiler les gestes corporels
et la coordination qu’exige un rythme qu’on marche tout en battant la
mesure. Répétant l’expérience autant de fois qu’elle le souhaite, elle bâtit
un sentiment de confiance en elle et ressent une satisfaction de vivre
ses mouvements en toute conscience, détendue, dans une vraie
sensation de globalité.
La rythmique nécessite elle aussi une certaine continuité dans sa
pratique. Même si la présence des autres et la dynamique du groupe est
très importante, c’est rassurant de constater qu’on peut développer
individuellement certains éléments comme la maîtrise d’un tempo
régulier, la coordination motrice, la créativité dans le mouvement
corporel ou autres. Ce temps d’écoute et de répétition chez soi est une
belle découverte pour de nombreux étudiants confinés.
C’est le temps que se donne l’être humain pour cultiver son instinct
musical qui lui donne accès à sa compréhension de la musique et ouvre
les portes de son élan créateur.
Un temps précieux et indispensable pour le petit enfant dans les étapes
successives qui l’amènent à l’acquisition du langage verbal. Ce
phénomène revêt la même importance dans l’apprentissage de la
musique.
L’instinct musical est une terre fertile. Dans ma perception, il rassemble
et relie entre eux spontanéité, liberté, élan, sensualité, mouvement,
mémoire, intelligence organique et davantage. Il sommeille parfois, par
défaut. Comme une graine plantée à qui il manquerait du soleil et de
l’eau. Tout est là, en nous. Je veux dire que nous possédons tous et
toutes des richesses de sensibilité qui se révèlent par un contexte
stimulant, des relations inspirantes, le temps qu’on se donne et une
confiance en soi.
Le temps de ce confinement fait remonter en moi le souvenir de ceux qui
m’ont accompagnée dans mes apprentissages, qui m’ont donné
confiance dans ma créativité, me stimulant en m’apportant un bagage
culturel et musical riche et coloré, et de l’affection. Je repense souvent à
des personnes au parcours atypique qui ont osé suivre leur propre
chemin en sortant des sentiers battus pour rester fidèles à eux-mêmes.
Parmi elles, Lily Merminod, une merveilleuse musicienne pianiste qui,
parce qu’elle avait trop le trac pour se produire sur scène, a choisi d’offrir
des concerts-conférences aux enfants – et à leurs parents – sur le thème
d’un compositeur ou d’une époque musicale. Elle parlait avec élégance
et humour, nous partageait toutes sortes d’histoires sur le petit Mozart,
sur Schubert et ses amis, ou sur la musique baroque. Elle nous
présentait par diapositives des gravures et des tableaux illustrant
l’architecture de l’époque, des scènes de la vie quotidienne, des
portraits. Elle nous parlait d’habillement, de coutumes, de danses et
faisait vivre les compositeurs comme si elle les avait côtoyés. Pendant
que nous rêvions devant ces images, elle se glissait discrètement au
piano et nous interprétait des morceaux du compositeur ou de l’époque
dont elle parlait avec une rare sensibilité.
Mon âme d’enfant était transportée par la beauté de la musique, par la
spontanéité de Lily Merminod et son amour des enfants. Elle avait une
culture immense dont elle nous faisait profiter avec simplicité, et son
imaginaire éveillait le nôtre.
Elle était différente, originale, elle avait trouvé son terreau. Le temps
partagé avec elle a laissé une trace profonde en moi. Tout ce qui se
dégageait d’elle me dit qu’elle prenait le temps de vivre, qu’elle s’était
donné le temps de creuser son propre sillon, de trouver son langage; elle
n’était pas pressée.
J’ai passé d’innombrables heures assise à mon piano, enfant, pour
passer le temps … ce qui m’a donné la chance de développer mon oreille
musicale.
Si vous disposez de temps actuellement, je vous suggère d’écouter des
mélodies que vous aimez, de les chanter et rechanter jusqu’à ce que
votre mémoire musicale soit assurée, et que vous puissiez aller les
reproduire à votre instrument. Déchiffrez toutes les partitions qui vous
tombent sous la main : étudiant professionnel, enseignant ou amateur,
peu importe, un bain de musique fait toujours du bien.
Françoise Lombard
Article publié dans la revue Being Music Dalcroze Canada, vol 14 No 1
printemps 2020