La rythmique Dalcroze : une pédagogie en évolution
« […] la Rythmique s’est donnée comme objectif d’instaurer entre [ le corps et
l’esprit] un circuit de communication efficace et sans entraves, [ …] elle demande
d’être considérée comme un moyen d’établir des liens. »
(Bachmann, 1984, p.30)
Jaques-Dalcroze était un homme de relation. Doué de grands talents musicaux et
créatifs, il s’est laissé guider par son intuition et par une liberté d’esprit dont le
rayonnement a déjà traversé plus d’un siècle, pour notre plus grand bonheur.
Je lui dois personnellement d’avoir illuminé mon enfance et ma jeunesse à travers
ses chansons que ma mère, son élève, nous chantait à la maison, et durant les
cours de rythmique hebdomadaires que j’affectionnais tout particulièrement. Il a
semé en moi le goût de la liberté d’être, de penser et de m’exprimer.
Depuis son décès en 1950 la recherche scientifique fait de grandes avancées dans
les neurosciences affectives, en neuropsychologie, bioacoustique, psychologie et
autres domaines liés aux apprentissages humains. Dans une formation
complémentaire, j’ai cherché à approfondir la question de la qualité de l’écoute, car
celle-ci constitue précisément un élément important d’une communication sans
entraves et d’une bonne intégration des apprentissages en général.
L’ÉCOUTE DE LA VOIX POUR SENTIR ET VIVRE LA MUSIQUE DANS LE CORPS
Dalcroze disait : « … [la rythmique] cherche à nous révéler à nous-même, à dire : je
sais et je pense, parce que je ressens et que j’éprouve. » (Bachmann, 1984, p.61)
Il mettait déjà en lumière l’importance de l’approche proprioceptive, cette faculté de
sentir ce qui se passe en nous. S’il est vrai que le mouvement corporel favorise, par
la sensation musculaire, un certain niveau d’écoute et de conscience corporelle, ce
sont des mouvements plus subtils encore qui nous mettent en relation intime avec
notre sensibilité.
Par exemple : dans un groupe, si j’émets un son et que je demande aux participants
de me rejoindre sur ce son en le prolongeant à l’unisson, que se passe-t-il?
– J’éprouve une sensation de vibration renforcée par le son des autres.
– J’ai une sensation de volume dans mon corps. Je me ressens en trois dimensions.
– J’ai la sensation que les voix des autres vibrent en moi.
– Je me sens faire partie du groupe.
– Je sens tout l’espace autour de moi.
– Je sens à travers le son la présence des autres et la mienne.
– Je me sens habitée par la musique qui éveille en moi des émotions.
Notre corps nous révèle d’innombrables mouvements internes lorsque nous sommes
dans une immobilité apparente. Un son doux qui vibre dans le corps, bouche fermée,
peut créer une sensation très intense : le mouvement alterné de deux sons répétés
plusieurs fois doucement donne une sensation d’espace physique : l’intervalle
musical devient une distance qui s’inscrit sous forme de repère sensoriel. C’est
émouvant de sentir la musique exister en soi, de sentir qu’on est la musique. Ces
sensations sont d’autant plus perceptibles que nous leur accordons une écoute
consciente. Elles sont source de plaisir et le plaisir conduit plus facilement à
l’intégration.
Une élève me disait un jour, dans une dictée orale, qu’un accord de sous-dominante
lui créait tellement d’émotions par sa beauté, qu’elle avait de la difficulté à continuer
de chanter. Une autre réalisait que de nommer les notes qu’elle chantait lui enlevait
le plaisir de la sensation des sons. Elle avait donc besoin de rester plus longtemps
dans cette première étape pour que le nom des notes vienne ensuite s’installer plus
naturellement et que cette préoccupation ne la coupe pas du ressenti.
UNE ÉCOUTE POUR ÊTRE EN RELATION
« L’affectif est l’organisateur secret de la relation corps – esprit » (Dolto, 2016)
Dalcroze était un homme de coeur, proche des enfants et de leurs émotions;
certaines de ses chansons touchent encore les tout-petits d’aujourd’hui par leurs
sentiments universels.
La joie de faire de la rythmique en groupe et le bonheur d’être en contact avec la
musique sont déjà de belles émotions en soi. Mais cela n’empêchera pas certaines
personnes de vivre de l’anxiété lorsqu’il s’agit de mémoriser une phrase musicale
puis de l’écrire : la peur d’oublier les sons précédents peut bloquer l’oreille, la
réceptivité et la mémoire. Le même phénomène arrive aussi dans des exercices de
mémoire en rythmique, de même qu’en improvisation.
On a fait des progrès incroyables dans la méthodologie et la didactique, dans le
vocabulaire corporel et dans les liens entre le mouvement et la musique, mais on
manque souvent d’attention ou de temps pour accueillir d’abord la personne avant de
se préoccuper du résultat de ses apprentissages.
Ressentir est un mouvement affectif. Nous sommes tous des êtres de cœur, mais ne
sommes-nous pas tous exposés au risque d’être davantage dans le faire que dans
l’être? Dans le savoir et l’expérience que dans la présence? Il ne s’agit pas de choisir
entre l’un ou l’autre mais de vivre l’un et l’autre en plaçant la qualité de la relation
humaine au cœur de notre action. Avoir accès à ses propres émotions et à son élan
affectif nous permet d’entrer en relation avec les enfants ou les adultes à qui l’on
enseigne. En retour, les élèves répondent à cette ouverture, nous accordent leur
confiance, ce qui favorise leurs apprentissages et leur permet de se les approprier
davantage.
La dimension affective s’additionne aux sensations musculaires du corps en action et
enrichit incroyablement l’expérience de mouvement telle que conçue par Dalcroze.
Elle nous fait accéder à une globalité encore plus profonde et complète, puisqu’elle
inclut consciemment l’être tout entier dans l’expérience.
Un cours de rythmique est avant tout une expérience du corps en mouvement. En
ayant recours parfois à la voix dans des exercices de mouvement et en insistant sur
la sensation de la vibration en solfège et en harmonie, on favorise une meilleure
intégration de la musique et un meilleur enracinement dans le corps. C’est une
manière de porter le langage dalcrozien plus loin.
Françoise Lombard, mai 2018
Dalcroze diplôme supérieur
Pédagogue de l’écoute
www.francoise-lombard.com
Références
Bachmann, M.-L. (1984), La Rythmique Jaques-Dalcroze, Neuchâtel : Les éditions de la
Baconnière.
Dolto, C. (2016, avril), conférence présentée à l’Université du Québec à Montréal.